Professeur à HEC Paris, Olivier Sibony dépoussière les clichés sur l’« engagement » au travail et suggère trois principes : autonomie, maîtrise, sens.
Quel sens donnez-vous à la notion d’« engagement » au travail ?
L’« engagement » est devenu un mot-valise que chacun remplit comme il l’entend. Personnellement, je le réserve à la situation où un salarié fait plus que son devoir : il exécute son travail avec soin et, en plus, il propose des idées, parle fièrement de son entreprise à l’extérieur et recommande même à ses proches d’y venir. Il faut se rappeler qu’en entreprise l’engagement est d’abord un effet collatéral : on ne peut pas le décréter, on peut seulement créer les conditions qui le favorisent.
On fait souvent le lien entre performance et engagement : est-ce une cause ou une conséquence ?
La corrélation est indéniable ; la causalité l’est moins. Les salariés d’OpenAI, par exemple, paraissent plus enthousiastes que ceux d’une administration poussiéreuse : est-ce parce qu’OpenAI les motive efficacement, ou parce qu’ils sont intrinsèquement motivés par le projet de l’IA, qui les a amenés dans cette entreprise ? Probablement les deux. Autrement dit, l’engagement est à la fois le symptôme d’une bonne santé organisationnelle et un catalyseur de performance ; reste à savoir dans quel ordre les choses se produisent.
Qu’est-ce qui, concrètement, nourrit la motivation intrinsèque dont vous parlez ?
Daniel Pink, auteur notamment de La vérité sur ce qui nous motive, l’explique mieux que quiconque. La recette ? L’autonomie, la maîtrise et le sens. L’autonomie, d’abord : les collaborateurs veulent pouvoir organiser leur travail sans baby-sitter en permanence. La maîtrise : chacun aspire à progresser, à se sentir compétent. Enfin, le sens : contribuer à quelque chose de plus grand que soi. Le sens ne vient pas uniquement d’en haut : encore faut-il qu’il soit expliqué, incarné, relayé. C’est l’un des rôles majeurs du management de proximité, qui parvient à relier les tâches concrètes à une vision plus large. C’est comme dans la parabole des bâtisseurs de cathédrale : là où un ouvrier a simplement l’impression de tailler des pierres, l’autre explique qu’il bâtit une cathédrale. Autonomie, maîtrise, sens : lorsque ces trois piliers sont solides, nul besoin de primes et de menaces, façon carotte-bâton, les gens se motivent d’eux-mêmes.
Pourquoi, alors, valorise-t-on si peu le manager de proximité ?
Parce que notre imaginaire managérial est vampirisé par les figures héroïques qui sont très loin du terrain. Steve Jobs ou Elon Musk fascinent, à tort ou à raison ; mais des PDG ne managent pas grand monde : ils entreprennent, ils dirigent, ils inspirent éventuellement. Le bien-être d’un salarié, lui, dépend d’abord de son N+1. Or, devenir manager reste trop souvent la récompense automatique d’un bon technicien. On confie à quelqu’un la responsabilité de dix personnes sans jamais vérifier qu’il sait écouter, arbitrer, développer ses collaborateurs.
La hausse du télétravail a-t-elle révélé cette fragilité managériale ?
Si le télétravail séduit, ce n’est pas seulement pour le confort d’éviter les trajets : c’est aussi un moyen d’éviter les mauvais managers. Le dirigeant qui ordonne le « retour au bureau » généralisé admet implicitement qu’il n’a pas réussi à fixer des objectifs clairs ni à instaurer une relation de confiance à distance. Un bon manager sait distinguer les tâches « télé-robustes » de celles qui nécessitent une vraie présence. Il organise le travail en conséquence et transforme le bureau en lieu de liens et de sens, pas en espace de contrôle. Pour que les salariés reviennent, il faut commencer par mieux manager. Dans cette logique, le bureau devient un lieu de retrouvailles et de créativité, pas un open space où l’on « pointe » physiquement sa loyauté.